+ Libreville, le 27 août 1889 Cherché dans ce livre une histoire intitulée “Le Succube”, ou à peu près, et tu auras mon cas. Cette aventure m’est arrivée déjà une fois; mais à une époque où mes sens en éclosion pouvaient, dans ma nature un peu féminine, se tromper dans la voie que leur traçait mon cœur. Je n’insisterai pas: citer un nom que tu connais, ne changerait rien au passé; remuer des cendres pour y retrouver quelques impressions étranges qui ne sont que des songes, ne servirait qu’à constater que nous avons vieilli… J’aime Marie comme j’ai aimé follement mon amie d’adolescence. Je l’aime avec toutes les forces de mon être, et si je trouve en moi quelque chose de bon, bénissons Dieu de m’avoir fait ce que je crois que je le dois à cette enfant. À notre époque sceptique, à travers les mille blessures morales que m’a faites ce siècle, si je me suis senti tout d’un coup relevé et purifié, crois que tu dois, sœur chérie, bénir la destinée réunie au champ des morts! Merci, je t’ai donné toute mon existence pour cela. Oui, cette pensée sur mon âme est venue quelquefois, dans des heures de nuit, sans sommeil: Marie ne vivra pas. Soit, je l’aimerai dans ma passion légitime, une affection vraie me venant au cœur avec cette idée fixe… Au milieu des malheurs, le pauvre ne ment pas! Si la tombe de Marie devait la renfermer dans sa virginité, ne serait-ce pas déjà pour moi une sorte de bonheur! Voilà, ma bien-aimée sœur, à quoi je me suis surpris à penser, et alors je me suis expliqué pourquoi certains crimes s’étaient commis! Cette passion est devenue victorieuse comme l’autre; elle l’est à point, parce qu’elle est soutenue par la volonté d’un homme. Mais, j’ai appris peu à peu à mépriser tellement l’homme que cette contemplation m’a donné sur moi-même un grand empire. Au malheur, surtout à celui que j’appellerai fatal, j’oppose la résignation. Tu vois, chère Marie, combien je vis en double; dès l’âge de 15 ans, je me suis habitué à mener presque continuellement de front deux idées: l’une de la vie pratique et journalière, l’autre du rêve de l’instant amoureuse ou musicale, souvent l’une et l’autre à la fois. Laisse faire Dieu, chère sœur, j’ai une foi profonde. N’essaye pas de la saper; mon affection pour la blonde enfant une fois éteinte, que me restera-t-il sur terre? Chaque fois que je pense à cette solitude possible, je pleure. Pourquoi donc vouloir m’enlever ma seule joie, mon seul but, celui grand auquel je pense à Dieu! Ne veut-il pas lui-même vivre avec un époux au cœur, même doit-il être un jour Dieu! que de raisons! Une existence pour laquelle je ne trouve pas d’expression… Espoir et vouloir: pour nous tout est là. Et si je dois être malheureux, je le serai bien assez tôt. Ne sachant pas d’une manière technique quelles peuvent être pour notre chère Henriette, les suites de son accident, tes écrits me laissent inquiet. Tu sais que j’aime beaucoup notre sœur aimée, dans laquelle je vois une mère, avec un cœur si beau et si tranquille. Que son cœur devienne définitivement heureux. Si, par hasard, pendant votre réunion de Draguignan, il arrivait qu’Henriette, qui a certainement compris que j’aimais sa fille, te parlât de cela d’une façon quelconque, tu dois me le dire. Mais je pense que tu dois être muette comme la tombe de Henriette; ne te dis rien. Je suis heureux de voir que ton mari et tes enfants vont à ton gré; je les embrasse bien fort de tout mon cœur. Priez tous pour moi. Je suis triste parce que je n’entends parler de rien pour une nomination. J’ai bientôt 30 ans! Je t’embrasse, ton dévoué petit Jules.