Paris, le 16 février 1893 9, rue Moncey Ma bien chère Marie, J’attendais en effet ta lettre avec une certaine anxiété ; je l’aurais voulue meilleure. Vous voilà encore avec une épreuve, d’un genre nouveau. C’est à espérer pour vous que cette bonne Françoise, une fois rétablie, vous reviendra, car elle semblait avoir une bonne nature et, maintenant que vous l’aviez formée, elle était appelée à vous rendre un bon service. Que devient de son côté la pauvre dame Clarion privée de son Albertine ? Lui avez-vous trouvé quelqu’un ? Amélie trimballe toujours : sa mère attend la réponse de la Faculté, laquelle doit résulter d’un entretien commun entre le docteur Labbé et le docteur Gauthier, je crois. La jambe malade est la gauche, cela est venu à la suite d’une chute au genou. En somme, après massage les docteurs ont parlé d’une douleur double : l’une à l’extrémité inférieure du tibia, l’autre à l’extrémité supérieure. En février, en dedans de la jambe. Espérons que cela ne sera pas grand’chose ; néanmoins la voilà étendue depuis deux mois, toutes ses études sont interrompues, et dans un appartement aussi juste que le leur, la pauvre chérie ne s’amuse guère… Les autres vont bien ; mais tu n’as pas idée combien Henriette, qui se met martel en tête 28 fois par jour, a maigri et semble fatiguée. À mon avis, elle se surmène par des courses trop fréquentes à droite, à gauche ; elle veut trop embrasser. Et puis je trouve qu’ils se privent trop sous le rapport matériel, faisant d’autre part, pour leurs enfants, des dépenses qu’ils pourraient parfois éteindre. Cela entre nous absolument bien entendu. Pour moi, ma pauvre Marie, je végète dans l’ennui, la fatigue, le dégoût et parfois l’amer découragement en face de l’ingratitude des uns et de la faiblesse des autres. J’ai des moments bien pénibles, je t’assure. Je vais entrer dans mon dixième mois d’attente depuis ma révocation : c’est bien long ! Je n’ai plus rien reçu de Léon depuis le 12 janvier. Cependant je lui ai écrit plusieurs fois. Et notamment, il y a quelques jours, je lui ai envoyé la copie d’une lettre très pressante que je venais de recevoir du Congo Français. Si ton mari est à présent tout à fait rétabli, comme je le pense, qu’il demande s’il ne peut pas tenter d’ici peu une nouvelle démarche décisive. Ce qu’il faut surtout, c’est arriver à obtenir de M. Jamais, l’ancien sous-secrétaire d’État qui m’a révoqué, de vieilles demandes auprès de son successeur M. Delcassé. Dans mes lettres précédentes, j’ai montré à Léon le pas énorme qu’avait été fait jusque-là, puisque je possède une lettre de M. Jamais (confirmée par plusieurs entretiens à Paris et à d’autres personnes) établissant que dès le 7 janvier, il avait l’intention formelle de rapporter ma révocation et de me réintégrer dans mon ancien grade. Bien plus, la même lettre établit qu’il a fait des démarches auprès de M. Delcassé, et qu’il espère que j’obtiendrai bientôt satisfaction. On ne saurait être plus précis, et une pareille demande venant de l’homme qui me révoqua devrait avoir triomphé des obstacles. D’un autre côté, je sais de source certaine que les Bureaux sont parfaitement disposés à admettre ma réintégration. Et, si on veut bien l’examiner entre les lignes de la lettre que j’ai expédiée récemment à Léon, rapporte une parole du Gouverneur de Chavannes, qui indique clairement à coup sûr, réfléchie, qu’il ne s’opposerait nullement à ma réintégration (pas au Congo bien entendu !). C’est la phrase terminée par ces mots significatifs : « dans l’intérêt de tous ». Que reste-t-il donc à obtenir maintenant ? Une simple signature de M. Delcassé, député de l’Ariège, ancien rédacteur au « National », et au « Siècle », actuellement sous-secrétaire d’État aux Colonies. Voilà ce que Camille pourrait dire à Léon. Au revoir, chers amis, je vous embrasse tous de tout mon cœur, petits et grands. Rappellez-moi au bon souvenir de ces dames, des cousins et des amis. À mon grand regret, chère sœur, je suis obligé de faire le mort actuellement et d’attendre pour ces questions de mariage. Je pense toujours dire à cette chère Madame Schick, qui s’est bien bonne de s’occuper de moi, que je suis encore au Congo Français, mais que tu espères que dans quelques mois je serai en France. Cela nous mènera au printemps, et à cette époque j’espère être enfin fixé. Je ne me souviens pas trop bien des renseignements que nous avons eus sur Mademoiselle Radisson ; mais il me semble qu’ils étaient bons. Ce qui me paraît assez sérieux de la part de Mme Schick, c’est qu’avant de revenir à la charge après 18 ou 20 mois, il faut qu’elle soit certaine que la jeune fille et les parents consentiraient à l’exportation. Car, c’est la condition sine qua non. À vrai dire, j’aurais préféré une jeune orpheline assez et bien élevée, parce que l’absence de famille la aurait conduit à être moins difficile sur l’origine de cette famille absente. Dans cher-cher, ouvrir l’oreille ; et quand vous entendrez parler de quelqu’un, prenez en note. Dès que je le pourrai, je m’occuperai de cela, parce qu’il faut en finir. À moins toutefois que je sois renvoyé dans un pays analogue au Congo ; dans ce cas, il faudrait se résoudre, ou bien à laisser ma femme en France (comme le font toujours les officiers des différents corps de la Marine), ou bien à attendre encore 18 mois à Dakar. Je vous embrasse de nouveau bien tendrement, et recommande à Camille de presser un peu Léon à agir énergiquement. Votre bien dévoué frère, Jules Herbovy (P.S. Les Bourdon m’ont tous chargé, au déjeuner, de vous embrasser tous et bien fort. Dis à Henriette, quand tu les verras, cela lui fera plaisir. Ils sont toujours incertains de leur destination, et voudraient bien aller à Grenoble. Mais Louis est un peu non ; dans son excellente situation, il ne sait pas se remuer. C’est le parfait fonctionnaire français ! Je les voudrais bien voir de rapprocher de vous. Si ensuite je me mariais à Lyon, nous serions tous ensemble et je vous surveillerais ma douleur, et je la laisserais soube en France. Henriette est au courant. En particulier, parle Radisson & C°, si tu pouvais avoir une photographie à laquelle le nom de la jeune fille serait joint, ce serait bien à toi.)