- Created new files for letters dated from February 16, 1893 to January 19, 1895. - Included personal updates, health concerns, and family matters. - Highlighted ongoing issues related to professional reinstatement and administrative challenges.
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Mayumba, le 14 Mars 1892 Congo Français
Ma bien chère Marie,
En revenant d’une tournée intéressante de 15 jours à travers la Lagune de Banya, je trouve ta bonne lettre du 14 janvier 1892. Je vois avec plaisir que votre santé à tous se maintient bonne, j’ai lu les ravages que fait en Europe cette maudite Influenza. Vous verrez qu’avant peu on viendra faire provision de santé au Congo Français. Je ne m’y porte pas très-bien pour ma part : je souffre fréquemment de ma rate, et je pense que le foie se met aussi de la partie, si j’en juge par un accès bilieux assez fort, le troisième depuis mon départ de France.
J’espère que j’arriverai à rester ainsi jusqu’à mon retour parmi vous ; je t’avouerai que ce jour ne sera pas marqué d’une croix noire !
Je suppose, vu le silence de Léon et des signatures ministérielles, qu’il n’y a eu moyen de rien obtenir pour moi : ni croix ni avancement. Passons donc la place à d’autres plus veinards (quel affreux mot !) et ne leur ménagerons pas nos applaudissements. Le monde ne marchera pas autrement.
Au revoir, chère sœur Marie, je t’embrasse de tout mon cœur ainsi que ce cher Camille et vos quatre polissons chéris. Bon souvenir à ces dames ! Que diable Léon ne pourra pas me décrocher la croix pour le 14 juillet !
Ton dévoué, Jules
Les retards successifs apportés dans le voyage à Paris de mon cher cousin ont été bien regrettables. À te libérer, seulement je crois, par beaucoup à l’inutilité de ces demandes. Il ne sait pas assez insister dans le gouffre officiel.
Je lui parle dans ma lettre de mes projets, ou plutôt de deux projets qui me paraissent l’un et l’autre préférables à ma présente condition :
1°) Être nommé une fois nommé de première classe de service, aussitôt rentrer en France et alors faire manœuvrer Jules Ferry ou tout autre, afin de rester au Ministère, soit des Cadres, soit aux Colonies. Plein dans l’administration centrale. Je pourrais alors chercher à m’établir d’une façon convenable et plus tard, dans quelques années, le Journal des Colonies me reprendrait. Je retournerais dans une situation plus élevée et en choisissant le bon moment.
2°) Tâcher d’entrer avec une haute situation à Paris, dans une de ces grandes compagnies coloniales dont on parle beaucoup depuis quelque temps et qui ont surtout le Congo pour but. J’estime qu’avec mon expérience, mes connaissances des choses et des pays, je pourrais trouver dans ces sociétés souveraines une place fort brillante et lucrative mais en France. Mon désir d’établissement dans ce dernier cas.
Des deux projets je crois que le premier serait le meilleur car je ne vois pas, pour le moment, que je puisse prendre ma retraite dans 13 ou 14 ans. Retraite qui serait perdue dans le second projet.
Il n’y a pas à se dissimuler : je cours sur mes 33 ans. Je n’insiste pas.
Je crois que Léon pourrait peut-être dans le premier cas me faire caser d’une façon assez brillante au Ministère des Colonies, grâce à Henry Burdeau, et aussi ce fumiste de Thévenet devant Couturier immobile (proh pudor !) et qui se prêterait peut-être à cette combinaison ou son très-cher et digne ami de Chavanes n’aurait que faire. Je pense que le vieux Millard pourrait peut-être aussi beaucoup.
Dans tous les cas, après beaucoup de promesses je ne vois rien poindre.
Je mène ici une vie véritablement immobile et inutile, je vais encore très-nuisible à mes habitudes de labeur, à mon intelligence et à ce qui me reste de jeunesse. Il me semble qu’à ce mal il faut un remède ; qu’il n’y a qu’à étendre la main pour le saisir, et que ma guérison serait facile ! Je n’insiste pas, parce que la délicatesse d’une femme, d’une sœur surtout, devine à demi-mot. Mais il me faut dès à présent, plus que jamais, sortir de l’ornière et regagner le temps perdu. Ma mauvaise étoile me laissera-t-elle enfin tranquille : c’est le secret des Dieux.
Je crois que tu pourrais parler de ces choses à Léon et à Suzanne, les approfondir et surtout agir. C’est un reproche que je fais en général à toi et à ceux de notre famille qui s’intéressent à mon sort : vous n’agissez pas, vous pensez agir, mais intérieurement vous avez la petite lâcheté de compter sur le temps. Hélas ! le temps ne fait qu’émousser davantage les ressorts d’une machine rouillée ; il faut y mettre de l’huile, c’est-à-dire de l’action. À force de démarches, l’obstacle se fait plus faible, la signature est enlevée et l’on est tout étonné de voir qu’un homme armé de persévérance (la preuve Caton l’a bien connue) en arrive à bout des siècles.
Pardon, chère petite sœur, du mal trouble que je viens apporter dans ta paisible existence. Chacun sa destinée !
Ton dévoué frère, Jules