- Created new files for letters dated from February 16, 1893 to January 19, 1895. - Included personal updates, health concerns, and family matters. - Highlighted ongoing issues related to professional reinstatement and administrative challenges.
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Libreville, le 28 novembre 1889
Ma bien chère Marie,
J’ai reçu le 29 courant ta lettre du 17 octobre. Je suis étonné que mes lettres tardent tant à vous arriver, car j’écris au moins deux fois par mois. J’ai constaté d’ailleurs que certaines lettres d’Henriette ne m’étaient pas parvenues, il ne serait donc pas étonnant que la réciproque fût exacte. Tu m’annonçais dans ta lettre des fleurs ou cires envoyées par Mme H. Maire; je n’ai rien trouvé dans l’enveloppe.
Je vois que vous étiez tous heureux et bien portants, mais je vous plains de la situation qui vous est faite par l’aggravation de la maladie de Madame Clarion. Enfin, vous ferez appel à toutes les forces de votre cœur; ce sera pour cette malheureuse femme malheureuse aussi sa dernière histoire.
J’ai ri surtout avec plaisir quand j’ai lu votre petit trio d’hiver qui venait: beaucoup de soins, de précautions et gare aux choribeks!
Je vous envoie avec ces lignes l’expression la plus sincère de mes meilleurs souhaits. Je t’envoie par le paquebot portugais du 23 de ce mois mes cartes et lettres d’anniversaire. Vous m’avez peut-être cru un peu oublieux; personne, il est véritable cependant que beaucoup m’ont oublié. Vous me connaissez assez, au-dessus des hommes, pour me donner des liqueurs, de l’argent et noir à l’employé. Je dois m’arranger à économiser environ 300 à 350 frs par mois, et c’est bien juste de se faire inscrire avec les 300 frs qui m’aident avec les 300 frs qui restent. Quand je suis arrivé ici, le bon commissaire qui finit l’intérim que je remplis actuellement, avait de ce chef un supplément annuel de 2000 frs. On me l’a supprimé. Toujours deux poids et deux mesures, inutile de vous dire que je n’ai pas réclamé!
À la longue, je me suis décidé au silence: à considérer la réussite des démarches que j’ai entreprises depuis 1886 (novembre), j’ai compris que je me faisais au cerveau et au cœur un mal considérable et irrémédiable. Je suis toujours un peu obsédé par des idées fixes, mais je suis résolu à ne plus ouvrir la bouche pour m’en plaindre. Le jour où j’en aurai assez, surtout si mon cousin Justin venait à m’en aller, je ferai ce que j’ai fait déjà une fois.
Il arrive souvent en effet qu’une ambition ardente fasse place soudain à un amour ancien de la paix, de la tranquillité. Une sorte de fatigue, de lassitude morale conduit à un renoncement des affections. Dans ces moments fréquents, je vous avoue que si j’étais en possession des 30.000 frs que j’espère de mon cousin Justin, plus des 30.000 frs à moi que j’aurai réunis le 1er janvier 1891, soit en tout 3000 frs de rente, je tâcherais d’être nommé juge de paix, sous un petit trou d’un pays où il fait chaud et sec. Peut-être serais-je Volont Point? Peut-être serais-je décidé à l’inertie tranquille, et à la médiocrité heureuse des années?
Certes, vous devez vous dire que bien des jours dans ma situation actuelle seraient confortés. C’est possible, je ne vous dirai même pas que ma tristesse et mon ennui sont les produits d’une jalousie aigrie. Je constate simplement que je suis atteint d’une maladie incurable voisine de l’hypocondrie. Vous ne devez pas vous étonner lorsque je vous dis que je voudrais trouver encore beaucoup mon corps pour tâcher de soulager cette pauvre tête qui travaille trop.
N’avoir à tout jamais des relations de bonne amitié, n’avoir pas même une amourette, une petite fiancée amoureuse pour parler des bonnes choses de l’humanité! Je ne crois pas que ce soit triste; je crois seulement que c’est l’école qui prépare le mieux à la mélancolie incurable et à l’abandon de soi-même.
Ne vous y trompez pas: c’est par là que l’on devient philosophe, philosophe amer. Qu’importent les conséquences de tel acte pour un esprit modifié qui ne peut plus supporter la moindre fatigue, la moindre peine! On se dit: de jour en jour, de coup et d’appoint, la vie s’use et s’efface. Comme un claqueur de plomb, comme un claqueur grotesque.
Stérile, usagé et inutile. On est tout étonné de se dire un beau matin: j’ai vécu encore six ans depuis! C’est un déplorable état, mais rien n’y fait.
Dans quelle ascendance, par quel phénomène d’atavisme ai-je trouvé ce masque intellectuel aussi loin que remontent mes souvenirs d’enfant, je n’ai rien vu de semblable chez nos familles. J’ai bien cru que j’ai été conçu à une époque où nos chers père et mère avaient de grands soucis. Certaines circonstances de ma vie où j’avais atteint des situations misérables n’a pas été ménagé; une inclination naturelle pour les sentiments religieux et humains; enfin des affections extraordinaires où j’ai épuisé, en peu d’années, les larmes de mon cerveau et les douceurs de mon cœur. Quel fouillis dans cette chose que j’appelle le moi!
Le dernier coup, ça a été cette pauvre petite Marie. Un jour, être sûr que j’en ai été affreusement blessé et navré! Car, malgré que je me lutte la plaie, essayant de me tromper moi-même, je sais bien que c’est impossible. Jamais les parents ne voudront, et je ne puis dire qu’ils aiment tout. Si je pouvais rencontrer une jeune fille simple, et non pas une intellectuelle que j’aurai l’occasion d’encadrer dans un pays plus civilisé que celui où je réside actuellement, il est évident que cela ne serait pas malheureux, parce que chez nous la fille remplace souvent l’amour.
Mais le jour où je me trouverai en face de Marie dans dix ans, aurai-je la force de résister à la passion qui fait les minables aussi bien que les héros? On a beau parler du train-train de la vie, des sentiments qui passent et qui s’effacent, quand la chair a été prise et bien prise, jusqu’à ce qu’elle soit morte, elle revient au moindre coup d’œil, au moindre souvenir.
Pauvre enfant, pauvre moi!
Réjouissons un peu tout ce tableau trop gai. Je vais m’occuper de ma année nouvelle. Intensément, ainsi toujours plus ardent de vivre que jamais. Bien le cas idéal pour mon déplacement. Hier absolument rien de Paris! En tous cas, envoyez-nous apportant une collection de nominations concernant des gens impartiaux et sous les meilleurs titres (services diplomatiques, etc.). C’est à croire que toutes les difficultés faites, les opportunités en mettant partout des nullités peu propres, mais bien soutenues!
Avez-vous reçu une lettre de moi dans laquelle je vous priais de m’envoyer 6 flacons d’eau dentifrice des RR. PP. Bénédictins? Si oui, ne m’oubliez pas.
Je reçois toujours le “Temps” bien régulièrement et vous en remercie. Je conserve bien précieusement les ciseaux en soie verte qui me permettront de coudre mes Rapports, si j’en ai quelques-uns à envoyer.
Là-dessus, je ferme mon clapet. Comme disait mon voisin aux simouns de l’Albatros, et je vous embrasse de tout mon cœur. En confidence, je vous dirai encore une fois que décidément M. de Chavaumes est très mieux fait pour être clerc de notaire que gouverneur. Je le quitterai sans regret, malgré son amabilité.
Votre dévoué,
Jules Barloy